Enseigner la pensée critique : un enjeu d’égalité (1/3)

Aussi loin que la mémoire humaine puisse aller vagabonder, on retrouve un questionnement qui transcende les cultures, les époques et les rapports sociaux. Ce questionnement concerne l’exercice libre du jugement.

Que faire de sa raison, comment l’engager au monde, comment la confronter à ses expériences ? Comment l’articuler avec ses sens et ses émotions ? L’exercice libre du jugement n’est pas une mince affaire. Il n’est jamais totalement acquis ni jamais totalement absent.

Si la liberté de penser (à ne pas confondre avec la faculté de penser “la liberté”) concerne la capacité de chaque individu à penser librement, c’est-à-dire sans entrave (ni consciente, ni inconsciente), l’esprit critique va plus loin. En effet, il a pour objectif d’atteindre la vérité par un examen critique de la raison. En cela l’esprit critique suit nécessairement une série de méthodes animées par le désir de trouver la vérité. Il obéit à des principes fondamentaux : le doute, le questionnement, la vérification, la certitude de l’absence de certitudes et bien sûr une charité interprétative sans laquelle le souci de l’autre risque de disparaître au profit d’une critique sèche.

L’histoire humaine est riche de penseurs et d’expériences de pensée qui se sont donnés pour objectifs de repousser plus loin les limites de l’esprit. Socrate, Ibn Tufail, ou plus proches de notre temps : les Lumières. Pour eux, la liberté est l’essence même de l’identité humaine. Autrement dit, nous serions notre liberté, ou plus exactement, notre humanité ne serait pleinement atteinte qu’à la condition de notre liberté. En théorie, l’idée est séduisante, elle est même enthousiasmante mais la réalité est tout autre. L’exercice libre du jugement est un chantier béant, en apparence socialement valorisé, mais globalement peu investi, notamment dans les sphères éducatives et médiatiques.

Les colonnes des articles de presse sont noircies d’édito se désolant d’un déclin de la pensée critique. Habitude oblige, leurs index semblent tout droit dirigés vers « les jeunes », dont le « niveau » d’esprit critique ne serait pas assez bon.

Bien sûr l’emploi de l’article indéfini « les » est toujours problématique lorsque l’on tente de construire une catégorie sociale.

Bien sûr qu’accuser la jeunesse, si on est honnête, reviendrait à faire un procès aux générations dont elle est placée sous la responsabilité.

Bien sûr, il convient d’aller plus loin que des jugements hâtifs et des accusations approximatives lorsque l’on décide de prendre en charge ce type de question sociale et politique, au risque de tomber dans le « préjugé » et l’analyse faussée.

Mais l’esprit critique avant d’être une exigence tournée vers les autres et d’abord une mise en responsabilité de ses propres fonctionnements. Il doit nous inviter, d’abord à un travail introspectif et réflexif sur les choix opérés dans nos actions, et les orientations que l’on donne à nos pensées. Une question s’invite alors : faisons-nous quotidiennement suffisamment ce travail?

La formation à l’esprit critique est au fondement même de notre vie démocratique. Elle en irrigue les grands principes : l’égalité, la liberté, et l’adelphité. A ce titre, elle mérite qu’on y consacre une attention toute particulière, un temps certain, et une énergie conséquente.  Quelle serait la société sans esprit critique ? Une société où les idées les plus séduisantes seraient les plus en vogue, où le règne d’un “bon sens” camouflerait toute remise en question. Cela serait une société dans laquelle, en réalité, la docilité, voire la servilité seraient des modalités appréciées et où s’installeraient les fanatismes les plus aveugles. Cette société signerait l’échec du principe de liberté et bien entendu elle ne pourrait tenir que sur des fondements inégalitaires. Le trait est volontairement épais, mais ces sociétés ne sont pas qu’une vue de l’esprit, elles ont existé, et elles continuent d’exister aujourd’hui. Sans aller jusqu’à ces situations extrêmes, est-il nécessaire de rappeler qu’une large « zone grise » existe. Elle incorpore à la fois une partie de la population peu habile ou se sentant peu habilitée à exprimer son esprit critique mais aussi toute une autre partie gonflée par une aisance à penser vite (mais pas toujours bien) voire douée d’une agilité intellectuelle rigidifiée cependant par une certaine propension à avoir des certitudes. C’est vers elles que notre attention doit être dirigée car c’est de la nature qu’entretiennent ces populations que dépend l’état de santé  de notre vie démocratique.

Parmi les nombreux acteurs mobilisés, l’école dispose d’un rôle central, elle concentre tous les regards. L’exercice libre du jugement fait partie de ses missions les plus fondamentales. Cette mission est intrinsèquement liée à son rôle de formation du citoyen, libre et éclairé, il s’agit donc d’une mission politique (à ne pas confondre avec le sens partidaire du terme). L’éducation nationale définit l’esprit critique par les fonctions qu’elle lui attribue. Il est un « travail de formation des élèves au décryptage du réel » et une « construction, progressive, d’un esprit éclairé, autonome, et critique ». Ses qualités apparaissent au travers de son application, ainsi, il sert d’antidote au « complotisme » et aux « dangers d’embrigadements des consciences de natures variées ». Là encore, un rôle politique lui est assigné. Mais on est en droit de s’interroger si cette définition ne pourrait pas être enrichie au profit d’une ambition plus grande ? L’esprit critique a-t-il, uniquement, pour finalité la défense d’un ordre socio-politique ? Que faire de la critique même de cet ordre, du droit à l’irrévérence, de l’impertinence de pensée ? Comment non seulement faire vivre la contradiction mais la cultiver dans une sorte d’éthique de la divergence? Devrait-on exclure ces facultés de l’esprit critique ? Serions-nous prêts à condamner un Voltaire, un Diogène ou un Thoreau?

Notre jeunesse (et ne nous oublions pas dans l’affaire) a besoin de cultiver cette compétence. Lorsqu’on n’offre pas les outils de la prise de risque – intellectuelle – dans un cadre garantissant le respect de l’intégrité de la dignité de chacun, on finit soit par préparer à la docilité soit à la défiance. Et ce travail n’est jamais un acquis définitif, on peut être entraîné par nos préjugés, en tant qu’être humains, nous ne sommes pas que des êtres rationnels, nous sommes aussi construits par nos affects et nos émotions. Nos jugements sont, en outre, pétris de biais cognitifs, nos fonctionnements s’abreuvent de confusions, maladresses, parfois malgré nous, mais pas toujours. Cette réalité doit être regardée en face. Max Weber nous le rappelle dans le savant et le politique : la tâche primordiale d’un professeur est d’être capable d’apprendre à ses élèves qu’il y a des faits désagréables. Il n’est aisé pour personne de s’engager sur le chemin d’une plus grande lucidité car c’est aussi sur ce chemin que l’égo prend des coups.

Il existe des moyens d’y parvenir, c’est ce que nous découvrirons dans un prochain post. Mais d’ici-là, et sans plus attendre, chacun peut décider de continuer à se cultiver, d’aller chatouiller les tabous et les évidences. L’esprit critique ne peut pas fonctionner à vide, il a besoin du choc des idées, il a besoin d’une certaine épaisseur du questionnement et il a besoin aussi d’une grande générosité intellectuelle.

Pour paraphraser Gramsci, faire preuve d’esprit critique c’est allier le pessimisme de la pensée à l’optimisme de la vie !

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